L’intuition de la nature

Par: Hélène St-Gelais

Notre récit se déroule il y a fort longtemps, sur une petite île lointaine de l’Oniairis. Il y vivait une jeune tortue dont la vie ne représentait pas grand-chose dans l’immensité de ce monde. Lou était un être tout à fait ordinaire qui contribuait à la prospérité de son village de façon effacée. Il était sans histoire. La communauté dans laquelle il vivait était tissée serrée et chacun y jouait son rôle. Sur l’île, les visiteurs se faisaient rares, ce peuple étant très discret, peu de gens extérieurs avaient même connaissance qu’il existait, dans une contrée lointaine, un petit village caché habité de tortues bienveillantes. Les habitants vivaient donc dans une tranquillité sans faille et ils voulaient que cela reste ainsi. 

Un doux matin d’été, alors que l’on se préparait à démarrer la journée, un navire s’amarra dans les eaux tout près de l’île. Le premier villageois qui remarqua le galion se rua dans le village, en panique, pour alerter les autres. On aurait pu croire que ces visiteurs n’avaient pas d’intentions malveillantes, mais ils étaient vraisemblablement armés. On pouvait voir les canons émerger, pointés vers l’île. Tous se cachèrent, apeurés, effrayés par la menace imminente de nouveaux visiteurs inattendus. Après à peine une heure, une petite barque se dirigea vers la rive et des hommes mirent pied à terre. Ils foulèrent la plage et s’en retournèrent rapidement vers leur navire, comme ils étaient venus. Ensuite, le galion resta immobile pendant plusieurs heures, certainement à l’affût de ce qu’il y avait sur l’île. Évidemment, les hommes sur le navire n’avaient pas remarqué ce petit peuple bien dissimulé. C’était une bien mince consolation pour les habitants, car leur monde venait de basculer. 

La réaction des villageois fut immédiate ; la peur envahit même les cœurs les plus coriaces et la tension était palpable. Que voulaient ces hommes ? Étaient-ils informés de l’existence du village ? Venaient-ils pour conquérir ou pour exploiter l’île ? La panique s’installa chez plusieurs et certains volontaires étaient prêts à se battre pour protéger ce qu’ils avaient de plus précieux. Un guerrier particulièrement téméraire, Tokir, se leva devant tous. Il suggéra d’envoyer un groupe d’éclaireurs à la tombée de la nuit pour tenter d’en savoir plus. Les sages du village acquiescèrent, un groupe fut constitué des plus courageux et intrépides d’entre tous. 

À la tombée de la nuit, le petit groupe quitta le village pour se rendre sur la rive. Ce n’est qu’au retour du groupe, au milieu de la nuit, qu’on entendit des cris de détresse au loin. Les éclaireurs revenaient rapidement au village. Toutes les tortues se rassemblèrent, malgré l’heure tardive. L’on apprit alors que le protégé de Tokir était mort pendant cette expédition. Les envahisseurs avaient également envoyé des éclaireurs et ils s’étaient rencontrés. De toute évidence, les visiteurs se croyaient seuls sur l’île et ils ne s’attendaient pas à rencontrer des tortues armées en pleine nuit. Une escarmouche s’en était suivie et un grave accident avait pris place. Le protégé de Tokir, ayant reçu un coup fatal à la tête, s’était effondré et était mort sur le coup. La colère émanait de Tokir qui réclamait vengeance. C’est l’esprit rempli de haine qu’il suggéra à tous de prendre les armes contre les visiteurs. Certes, les motivations de Tokir étaient guidées par la haine, mais était-il vraiment sage de se battre sans connaître les intentions des visiteurs ? Peut-être était-ce la surprise qui avait provoqué ce coup à la tête ? C’était peut-être un bête accident ? Lou était persuadé que la violence n’était pas la solution, qu’il faudrait d’abord connaître ce que désiraient ces visiteurs. Le doute s’installait insidieusement dans le cœur de tous ses congénères ; la peur se transforma en terreur, en panique et en affolement. Ces tortues, qui habituellement étaient pacifiques, considéraient soudainement l’option de la bataille. 

Les sages du village devaient réfléchir et ils demandèrent l’avis des villageois. Tokir prit la parole en premier et exigea d’expulser les envahisseurs par la force. Les murmures dans l’assemblée semblaient aller dans ce sens. Tous se sentaient en danger. 

Lou, étant d’un tempérament plus posé, restait à l’écart des discussions. Il était conscient que l’escalade de la haine prenait des proportions démesurées, que Tokir vivait une peine immense et qu’il ne souhaitait que la vengeance. C’est alors qu’il prit son courage à deux mains et qu’il se leva devant l’assemblée. N’étant pas bavard de nature, toujours effacé en arrière-plan, il ne parlait que rarement aux autres. Un grand silence s’installa dans l’assemblée pour le laisser parler. Ainsi parla-t-il : « La solution n’est pas dans l’action, prenons le temps d’écouter les intentions. Calmons nos ardeurs de guerre et attendons. » Le silence perdura encore quelques secondes et c’est à ce moment que Tokir se leva pour faire face à Lou. Son regard était empli de colère, il le fixa longuement. Tokir s’approcha et dit haut et fort : « Ils ont tué mon protégé, nous n’attendrons pas la mort de quelqu’un d’autre, il faut agir! » Et Lou répondit : « Agir pourrait amener la mort de tous, il est plus sage d’écouter. » C’est alors que tout bascula en quelques secondes. Tokir, tout près de Lou, s’élança avec ardeur et porta un coup au visage de Lou pour lui faire entendre raison. Lou, surpris de l’attaque, n’eut pas le temps de se protéger, il ne croyait pas qu’un des siens puisse l’attaquer. Et soudain, tout devint noir. 

Lorsqu’il se réveilla, Lou était dans un endroit qu’il ne connaissait pas. Quelqu’un veillait sur lui et l’avait soigné pendant sa perte de conscience. Uttara l’avait installé sur une couchette dans sa petite cabane. Autour de lui, il pouvait voir des plantes séchées, des champignons, des bouteilles d’élixir, plein de petits trésors inconnus. De toute évidence, il était seul. Il tenta de se relever, mais la tête lui tournait, il resta donc allongé encore un instant. C’est à ce moment que la porte s'ouvrit et qu’Uttara entra doucement : « Oh, tu es éveillé. Tu as dormi toute la journée. Tu sembles aller mieux. » Lou, se remémorant les événements de la veille, toucha son visage encore douloureux. Celui-ci serait changé à tout jamais, mais guérirait. Une partie de son bec n’était plus, c’était ainsi. Voyant que Lou ne parlerait pas, Uttara enchaîna : « Les gens du village sont en colère, la nuit prochaine, ils iront guerroyer contre les envahisseurs. » Tout allait vite dans la tête de Lou, il ne savait quoi dire. Il ne pourrait pas empêcher les événements, il ne pourrait rien faire de plus. Il ferma les yeux et se sentit tout à coup lourdement triste.

Ce n’était pas pour rien qu’il était dans la cabane d’Uttara, cette vieille sage possédait de l’intuition et voulait lui parler. Elle entama donc une discussion qui allait changer le cours de la vie de Lou à tout jamais. « Lou, tu es différent, n’est-ce pas ? » Lou ne répondit pas, il ne comprenait pas ce qu’elle voulait insinuer, il ne savait pas s’il pouvait lui faire confiance. « Tu ressens la nature, je t’ai vu écouter les arbres, le vent, les plantes… » Tout soudain devint clair dans l’esprit de Lou. Il n’avait donc pas rêvé : ce qu’il ressentait était peut-être normal ? Voyant que le regard de Lou s’éclairait, elle continua : « Ton avenir n’est pas ici, tu dois partir et écouter la voie que trace la nature pour les gens comme nous. » Était-ce possible qu’un avenir différent lui soit réservé, à lui, si ordinaire soit-il ? « La nature te portera vers ton destin, pars dès cette nuit. Voici un onguent pour ta blessure et un peu de nourriture. Prends une barque des envahisseurs et laisse-toi porter par le vent, il te guidera. Ne doute jamais de la force que tu as en toi. » Et elle quitta doucement la cabane pour laisser tout l’espace à Lou. 

Lou se rendormit, épuisé par tant de possibilités, il devait se reposer. Lorsqu’il se réveilla à nouveau, il faisait nuit, il était seul dans la cabane. Il sortit de la modeste demeure d’Uttara avec le sac qui avait été préparé pour lui et se dirigea vers la plage, porté par une intuition puissante. Au loin, il entendait des combats, il se fit donc prudent dans sa progression. En arrivant sur la plage, tout était calme, les visiteurs étaient donc débarqués et sans doute que des combats faisaient rage sur l’île. Rien ne serait plus pareil pour son village, sa communauté, ni pour les gens qu’il avait connus et aimés. La vie le dirigeait lentement vers cette aventure et l’intuition était plus forte que tout. Il poussa une barque dans l’eau et y embarqua. Instantanément, le vent le poussa vers le large et il se laissa voguer. Il dormit une grande partie du voyage, bercé par les vagues. Il avait la douce impression que la mer le poussait tout autant que le vent. Cela lui sembla une éternité jusqu’à ce que, un matin, tout juste après le lever du soleil, il accosta sur la côte d’une terre inconnue. Une forêt immense se dressait devant lui. 

Lou, affamé et assoiffé, mit pied au sol et rampa tout juste vers la forêt. Il y trouva rapidement quelques herbes pour manger et un petit cours d’eau pour s’abreuver. Pour la première fois depuis son départ, il se demanda s’il avait fait le bon choix de partir ainsi, sans rien connaître de sa destination. Il se demanda si son village avait survécu à l’assaut des hommes et se sentit coupable d’être parti. Puis, il se rappela les paroles d’Uttara : « Ne doute jamais de la force qu’il y a en toi. » Il devait avoir confiance en lui-même, mais il était difficile de ne pas douter devant tant d’incertitudes. Il marcha sans aucune destination pendant plusieurs heures. Il découvrit, dans une clairière au cœur de cette forêt, un cercle de pierres. Il décida donc de s’assoir sur le sol humide au centre de ce cercle et d’écouter. Peut-être verrait-il plus clairement le chemin de sa destinée. 

Après quelques instants, alors qu’il respirait profondément, tout devint clair ; il percevait ce qui l’entourait différemment. Il entendait les arbres pousser doucement, avec les champignons emmêlés dans leurs racines. Il sentait les odeurs des fleurs et des feuilles qui circulaient dans la canopée, il ressentait la vibration des racines dans le sol, il entendait les insectes qui travaillaient sans cesse, dans un mouvement continuel. Le chant des oiseaux, le couinement des écureuils, les bruits emplissaient chaque recoin de sa pensée. La nature était un équilibre fragile et puissant à la fois, dotée d’une énergie puissante et vitale ; il percevait la beauté et la force qui en émanait, une révélation exceptionnelle. Lou avait trouvé sa voie, il devrait dorénavant protéger la nature à tout prix…

Précédent
Précédent

Gaspar et Philippe